L'ÉVÈNEMENT D'UNE DÉMOCRATIE


Quand, il y a 30 ans, pendant la période répressive, plus connue sous le nom de « normalization » de l’ex Tchécoslovaquie, un artiste slovaque avait bloqué une rue dans la vieille ville de Bratislava avec quelques corps couchés, c’était un acte hautement subversif. Ce happening se déroulait dans l’après- midi à une heure d’affluence incluant des passants qui durent s’arrêter et ainsi contribuer au blocage. De ce fait, ils devenaient involontairement une masse et potentiellement une masse révolutionnaire. Attendu qu’il n’y avait pas à cette époque de droit de rassemblement, ce geste avait une signification politique importante. Une intervention parfaite, avec un souci du détail tant géographique qu’horaire utilisant les stratégies semblables à celles utilisées par les situationnistes qui critiquent les relations de pouvoir, une division politique et un control de l’espace urbain. Le happening ne dura pas plus de vingt minutes, assez pour que la police intervienne, et assez aussi pour que l’artiste prenne des photos en hauteur d’un endroit plein de monde. « Il n’y avait aucun endroit public à cette époque » expliqua Jan Budaj dans une interview « tout endroit était contrôlé par l’Etat, la police ». Cette action a démontré l’absence d’espace public dans une démocratie de l’époque.

Aujourd’hui vient un artiste français, Jean-Paul Labro avec son Lake of Bodies: A French Kiss for the City un happening d’apparence ludique plein d’enfants et de balles qui vérifie avec son art du dialogue, la nature d’un espace public dans une jeune démocratie. Il utilise mille ballons rouges qui recouvrent le sol du Main Hall de l’Eastern Slovak Gallery et attendent d’être libérés par un groupe d’enfants pour se déverser et s’étendre dans la rue. Dehors on demande aux enfants de faire une frontière vivante et de bouger lentement cette énorme masse de ballons dans les rues de la ville, avec l’aide à la « navigation » de deux jeunes artistes délégués par Jean-Paul et reconnus comme Capitaines. Le scénario est simple et les consignes sont données dès le début. Dans un sens c’est une pièce amusante, mais les réactions engendrées dans un espace urbain surprennent. Tout d’abord il y a une tension sous-jacente, la frontière humaine est tendue car difficile à garder. Il y a également tension entre les Capitaines qui veulent garder un certain ordre et les enfants qui ne peuvent pas toujours tenir, il y a une relation de pouvoir dès le début du happening.

Evelyn Toussaint a montré que beaucoup du travail de Jean-Paul présente « un monde où les frontières sont poreuses entre jouer et jouir, plaisir et danger, allégresse et violence »1. Dans le contexte de son travail, ce happening-là doit être vu d’abord pour une représentation de la frontière et de sa porosité. Un incident se produit ; un homme armé d’un couteau protège la cour que les enfants traversent, le photographe officiel de la galerie est surpris par l’artiste tandis qu’il frappe de la main et du pied un petit bohémien qui veut rejoindre le jeu. La nature de l’espace publique a énormément changé : d’un espace contrôlé par l’état et la police il devient un espace contrôlé par des intérêts locaux (commerciaux ou mafieux). Le happening a montré la privatisation grandissante d’un espace public et l’exclusion de certaines minorités, principalement la communauté bohémienne. Avec un scénario simple et des acteurs« Lake of bodies » ressemble a beaucoup de travaux dont l’intérêt est l’éthique, le quotidien et la question de la construction communautaire. En remplaçant la masse par la communauté, l’ironie par un simple jeu, ces expériences artistiques ont leur place dans les sociétés où la vie communautaire a pour ainsi dire disparue, ce qui n’est pas le cas dans un pays post- socialiste comme la Slovaquie . Ayant expérimenté la vie collective dans un régime socialiste, les habitants ont une certaine appréhension en ce qui concerne un quelconque rassemblement utopique. Quoiqu’il en soit beaucoup du travail de Jean-Paul Labro, bien qu’il semble jouer au premier abord, est une critique efficace. L’artiste s’est souvent questionné sur l’image de l’enfant et du jeu. Comme par exemple dans un travail de ses débuts appelé Souffler n’est pas jouer (1993) et dans lequel il gonflait des ballons à la bouche pendant plus de 3 jours dans une salle fermée de son Université jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement sous les ballons respirant seulement par un tube, ou dans son jeu vidéo Ball-trap (2005) dans lequel le spectateur est convié à tirer sur les enfants qui s’envolent dans des ciels bleus. La stratégie de l’inverse aide Jean-Paul à identifier ici le moment critique. Par exemple dans le cas du jeu vidéo, c’est la nature idéologique du jeu créé par les adultes qui tue les enfants. Et c’est ce fonctionnement qui est à l’œuvre dans le projet Le désarmement des enfants (2006), les enfants se désarment volontairement de leurs armes en jouets. Le résultat de ce projet est très politique car il contribue à la construction démocratique du monde. Cela permet aux enfants de devenir des agents responsables, ce que la société del’ouest ne leur permet pas. Au contraire, l’univers du jeu leur donne une fausse impression de sécurité qui minimise le monde militaire des adultes.

Dans un travail de 1995, Parnassius Apollo (nom d’un papillon) l’artiste s’est intéressé à la logique du monde technocrate et sécuritaire à laquelle il est difficile d’échapper. Il s’est saisi de l’histoire de Khaled Kelkal , un jeune homme de 24 ans soupçonné d’attaques terroristes d’abord, pourchassé, puis tué par la police. En éditant des cartes postales avec la photo du jeune terroriste que la police avait réalisé Labro convoque la représentation du discours sécuritaire. Le parnassius apollo est un genre de papillon qui ne vit adulte que quelques jours, il apparait sur la poitrine du jeune homme comme une radiographie ou le destin d’une courte vie. On propose au détenteur de la carte postale de détacher le papillon qui est sur la poitrine du défunt en le découpant. Au verso il y a la date de naissance et la date de décès. Enfin on peut afficher le papillon de papier comme un spécimen exotique, faisant un parallèle poétique avec le statut de l’étranger dans la société.

Les fondements éthiques de cette histoire apparaissent encore dans le travail de l’artiste dans le projet Le Reste organisé par Mounir Fatmi à Bourges et dans lequel une tour d’habitats sociaux voués à la démolition se transforme en centre d’art. Une suite de posters du Parnassius Apollo est affichée sur les portes plombées des anciens appartements, ce qui révèle la ghettoïsation d’une part musulmane de la société française. Le cas Khaled Kelkal ouvre ici la question de l’hospitalité, concept de base éthico- politique qui touche à la notion d’altérité. Cette histoire, comme elle est comprise et représentée par l’artiste révèle à la fois que dans les sociétés démocratiques cohabitent l’économie de la violence et l’exclusion et que l’hospitalité n’est pas absolue et a ses propres limites. Ce sont les fondements éthiques du dernier happening de Jean-Paul Labro Le Lac des Corps : Un Baiser pour la Ville. C’est un questionnement sur l’hospitalité mais avant tout c’est un cadeau, un cadeau de l’Autre (l’étranger) qui vient et ne parle pas notre langue. Il est de notre responsabilité à tous de laisser prendre corps ce qui met au travail la démocratie.

1.Evelyn Toussaint in Les corps paradoxaux de Jean-Paul Labro, Jean Paul Labro, 2007, p.147.

Ivana Komanicka
Ivana Komanicka est historienne de l’art, elle enseigne à la Technicka Univerzita de Kosice en Slovaquie
Traduction : JOCELYN TYMEN
2009 / Kosize, Slovakia
Video / Performance
Jean-Paul LABRO
Titre : "Lake of bodies"
Durée : 12'59''
Auteur : Jean-Paul Labro
Action publique réalisée à Kosice en déc 2009
Année de production de la vidéo réalisée : 2010
Film documentaire : Isabelle Carlier
Production : Pointbarre, TNT & POLA (Bordeaux), VGS Gallery (Kosice), Bandits-Mages (Bourges).
Remerciements: Marta Jonville, Viktor Feher, Linda Van Dalen, Michal Kovacik, Agneska Kalwinska

Title : "Lake of bodies"
Duration : 12'59''
Author : Jean-Paul Labro
Public action realized in Kosice (Slovaquia) in dec 2009
Year of production : 2010
Documentary film : Isabelle Carlier
Production : Pointbarre, TNT & POLA (Bordeaux), VGS Gallery (Kosice), Bandits-Mages (Bourges).
Thanks to Marta Jonville, Viktor Feher, Linda Van Dalen, Michal Kovacik, Agneska Kalwinska
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THE EVENT FOR A DEMOCRACY


Jean-Paul LABRO: Lake of the Bodies: The French Kiss for the City
Ivana Komanicka

When thirty years ago, during the repressive period of a former Czechoslovakia known as a normalization, a Slovak artist Jan Budaj blocked the street in the old town of Bratislava with just a few lying people, it was a highly subversive act. This happening taking place during the busy afternoon hours involved passers-by who had to stop and thus contributed to this blockage. With this action they involuntarily became a mass and a potentially revolutionary one. As there was no freedom of assembly at that time, it bore a highly political significance. A perfect intervention with a careful planning and timing used the strategies similar to that of situationists that criticized the power relationships, a political division and the control of an urban space. The happening did not last longer than twenty minutes, a time by which police was able to come, but long enough for the artist to take subsequent shots from a bird eye view of a space being filled with people. “There was no public space at that time” explained Jan Budaj in one interview, “every space was controlled by a state and a police”. This action explicitly showed a non-existence of a public space that is of a democracy at that time.
Today comes a French artist Jean-Paul Labro with his „Lake of Bodies: A French Kiss for the City“ seemingly playful happening full of children and pink balls to check with his art of dialogue the nature of a public space in a young democracy. He uses one thousand pink balls covering the floor of the Main Hall in the Eastern Slovak Gallery that wait to be released by the group of children to reach the street. Outside the children are asked to create a living border and move slowly this huge mass with the help of the navigation of the two young artists delegated by Jean-Paul and referred to as captains. There is no complicated scenario, but the rules are set at the beginning. It is a funny play in a way, but the reactions that it provokes in an urban space come as a surprise. First of all it is an overall tension, the living border itself is a tension as it is so difficult to keep. It is a tension between the captains who want to keep an order and children sometimes unable to meet it, power relations enter the happening right from the beginning. Evelyn Toussaint showed that many of Jean-Paul Labro works present “a confusing world whose borders are porous between playing and “climactic pleasure”, pleasure and danger, light-heartedness and violence.” (1) In the context of his work, the happening thus has to be seen first of all as the representation of the porosity of the border itself.
There appears an incident with a man protecting the closed yard that children pass with a knife, an official camera man from the gallery is caught up by someone else as hitting and kicking a small gypsie boy that wanted to join the game. The nature of a public space has changed considerably from a state and police controlled space to a space controlled by the local (commercial/mafia) interests. The happening has shown the growing privatization of a public space with the exclusion of certain minorities, mainly a gypsie community.

With a simple scenario and actors this happening can resemble so many works interested in ethical and everyday and based on a “community building” discourse. With the slogan “not to reflect but act” this practice offers special places – the space for a discussion, playgrounds or workshops. It replaces mass with a community and the irony with a simple play, as if the play itself was a goal. It is important to mention that these works are at home in the societies where the life in the communities almost ceased to exist which is not the case of a post-socialist country such as Slovakia. Having experienced a collective life under the socialist regime people feel the certain worries concerning any kind of a utopian gathering.
However, many of Jean-Paul Labro works seemingly playful at first sight, appear to be efficiently critical. The artist has many times questioned the image of both a child and a play. Be it in his very early work called significantly To Blow up is Not to Be Playing/Souffler n´est pas jouer (1993) in which he was mouth-filling balloons for more than three days in a closed room of his university until he completely disappeared under them breathing only via a tube or in his video-game Ball-Trap (2005) in which the viewer is invited to shoot the children that jump against the blue sky.
The strategy of a reversal helps Jean-Paul to identify the critical moments here. So for example, in the case of a video-game it is the ideological nature of video-games created by adults for the children which actually kill them. And this strategy helped him also in a project Disarment of children/Le désarmement des enfants (2006) in which children deliberately disarm themselves or their friends by getting rid of their weapon toys. The result of this project is highly political, as it contributes to the democratic treatment of the world. It allows children to become the real and responsible agents, something that a western society does not grant them. And instead, it provides them a false security in the world of a play which ironically only mirrors the military world of adults as is the case, for example, in already mentioned video-games.

The technocratic and military world with its logic that is difficult to escape is behind Jean-Paul Labro´s story of Khaled Kelkal. Just 24-years old boy suspected from the terrorist attacks first chased and then shot by the police is presented as the victim of a new “security discourse”. For the postcards entitled Parnassius Apollo (1995) (the name of a butterfly) the artist used a police photo inserting a butterfly on a boy´s chest. Parnassius Apollo – the type of butterfly that lives as an adult just for a few days appears on a young boy chest like the roentgen picture, or the destiny of a very short life. A viewer is asked to accomplish the flying off the butterfly from the (dead) body by cutting it off. On the back side there is the date of birth and death. Finally, it can be pinned somewhere like some exotic specimen, being the poetic parallel of a stranger in a society.
The ethical grounds of this story appear in artist´s work once again in the project The Remains/Le Reste in which the tower block with social flats scheduled for a demolition was turned into an artistic centre. The series of posters of the Parnassius Apollo were displayed on the doors of the former flats disclosing the ghettoization of the Muslim part of a French society. Khaled Kelkal´s case opens here thinking of hospitality, this basic ethico-political cathegory which opens one to the Other. This story as understood and presented by artist reveals at the same time that in the democratic societies there exists the economy of violence and exclusion and that hospitality is not absolute but has its own limits.
And these are the ethical grounds of Jean-Paul Labro´s recent happening „The Lake of Bodies: The French Kiss for the City“ . It is an enquiry into hospitality but first of all it gives itself as a gift, a gift of the Other (stranger) who comes and who does not speak our language. It is our responsibility to let this event for a democracy come by embodying the author´s instructions in a play.


1. Evelyn Toussaint: „Jean-Paul Labro´s Paradoxical Bodies“. In: Jean Paul Labro, 2007, p.147

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